Un artiste

Qui si je crie pour m’entendre ? 
Quel ange parmi les anges ? 
Et même s’il s’en trouvait un pour soudain me prendre contre son cœur ? 
Telle présence, j’en mourrais car la beauté commence comme la terreur : 
à peine supportable.

Rainer Maria Rilke





Un artiste


Tout artiste, me dis-je, moi qui ne suis pas un artiste, mais qui fus le premier, une fois que nous étions installés, à tourner mes yeux vers la porte qui s’ouvrait quelques minutes après notre entrée à nous - tout artiste, donc, aurait voulu l’immortaliser, la retenir d’une main fébrile, dans un espace clos hors du temps, et la fixer pour l’éternité, exactement telle que nous la voyions entrer alors. Nous trouvant à quelques mètres de sa table, je pensais, saisi d’un moment d’ivresse exaltée.  « Nous sommes aussi loin d’elle que nous pourrions l’être tout en habitant la même planète. Même en l’embrassant on ne pourrait pas la toucher. » 


C’est à ce déjeuner que tout avait commencé. Mon ami Louis n’en revenait pas du tableau qui s’était présenté à lui. Il n’était pas loin de se féliciter d’ignorer jusqu’à son prénom. L’anonymat grossissait la fascination qu’elle exerçait sur lui. Un prénom, une identité, une date de naissance…l’auraient sans aucun doute rendue plus commune à ses yeux. Il s’agissait pour lui d’une femme d’une autre époque, d’une statue antique, d’une œuvre d’art posée sur un piédestal doré. S’il avait laissé un coin de réalité entrer dans l’imaginaire, qui sait combien de temps se serait écoulé avant que tout le fantasme ne s’écroule ?

Il y eut un temps où les artistes étaient des créatures mystérieuses (et un peu à plaindre pour qui ne rêvait pas de solitude) réfugiées dans leur tour d’ivoire, ou alors mêlées à la foule dans un café, dans une posture d’observation comme les observateurs d’oiseaux, campés là, tout près, sans pour autant faire partie du troupeau.
Cette époque était à présent révolue, comme s’il n’y avait plus de refuges pour les artistes – dans le monde occidental tel qu’il existait en 2018, le silence et la solitude semblaient avoir été abolis. Comment trouver une niche dans laquelle Louis aurait pu créer, alors que chaque centimètre carré de sa vie était occupé ?

Louis s’était toujours perçu comme à part, la façon polie dont il s’exprimait pouvait être méconnue pour du respect de l’autre, alors que c’était une façon de se respecter lui-même. Il était plutôt auto-suffisant –s’il sélectionnait une cible pour son objectif, s’il interrogeait ladite cible pour obtenir son accord… c’était toujours dans le but de rendre son art meilleur, l’objet restait toujours, comme le nom l’indiquait, un objet : quelque chose dont pouvait librement disposer l’artiste. Il y avait dans chacun de ses contacts sociaux un côté pragmatique, une fin recherchée, qui justifiait tous les moyens.

Les réseaux sociaux, il y prenait part à sa façon, depuis quelque temps, plus par nécessité que par choix, même si le côté narcissique de ce type de communication lui convenait mieux qu’il n’aurait voulu l’admettre.

Autrefois, on créait dans son coin, puis, une fois qu’on avait quelque chose, on cherchait une façon de promouvoir ce qu’on avait créé, on envoyait son manuscrit, on recherchait une galerie pour faire connaître son tableau. Aujourd’hui, si on voulait être un artiste, il fallait approcher tout cela différemment. Ça passait moins par les vernissages et davantage par les smartphones et les tablettes. On partageait, on likeaitet se faisait liker, il y avait les comptes instagram et les retweets

Si même le président américain annonçait des prises de position et enclenchait des virages politiquesvia Twitter, cela voulait bien dire que c’était LA vitrine dans laquelle il fallait s’exposer si on voulait attirer les regards. Bienveillante ou malveillante, ce qui importait, c’était bien l’attention à aimanter. 

Les belles femmes faisaient évidemment partie des objets les plus convoités à placer dans cette exposition permanente, et c’était là où s’éveillait l’intérêt de Laurent. La célébrité avait été réinventée, les différentes options s’ouvrant désormais pour une nana bien foutue qui savait s’auto-promouvoir paraissaient infinies.

Il était sans doute inévitable qu’un jour il tombe sur une photo d’elle. Elle existait, après tout, à l’extérieur de son imaginaire à lui, même s’il avait presque voulu se convaincre du contraire. Elle était une personne en chair et en os, elle était adulée par beaucoup. Elle s’appelait Elise. Elise était un peu différente, plaisait justement parce qu’elle semblait légèrement en décalage par rapport au monde des réseaux sociaux – elle ne semblait pas se soucier du nombre d’abonnés, de l’harmonisation de son compte Instagram. 

L’artiste lui aussi était détaché de ce monde, encore plus, peut-être, mais il avait saisi qu’il n’y avait pas de sacrifice trop grand pour son art.

A bien y regarder, le monde de l’art et le monde virtuel (d’internet) avaient finalement plus de points communs qu’il n’y paraissait au prime abord.  Il y avait là un potentiel de rêve mais aussi de déception, l’idéalisation battait bon train.

L’art, quant à lui, était patient et une compagne parfaitement adaptée pour quelqu’un d’aussi introverti et iconoclasteque Louis. Les réseaux sociaux avaient ceci de commun avec l’art qu’on pouvait, à l’abri derrière son écran d’ordinateur, écrire ce qu’on voulait, sans risquer qu’on vous explose en pleine figure – s’il y avait des réactions on n’avait tout simplement pas besoin de les lire. 

Les rencontres IRL (in real life) étaient surlignées dans son esprit comme chez une personne qui voudrait se souvenir de la fois où elle avait rencontré un extra-terrestre. Voir des personnes en chair et en os, sans retouches, se parler de vive voix sans reformuler ses phrases une dizaine de fois pour les faire rentrer dans un tweet. C’était direct, frais, …et franchement plutôt effrayant. 

Bien qu’il l’ait trouvée sur internet, il se sentait toujours aussi loin d’elle qu’il aurait pu l’être tout en habitant la même planète.

Il y avait un étrange déséquilibre entre les différents aspects de sa vie, en matière de réussite, de degré de satisfaction. En tant qu’artiste, il était respecté, vénéré, pris au sérieux. En tant qu’homme, ce n’était pas si sûr, et si on avait pu voir à l’intérieur de son cerveau la façon dont il traitait les « objets » choisis pour son art, cela n’aurait pas arrangé les choses. Après tout, on vivait à une époque où on « balançait les porcs » - l’attention médiatique qu’attiraient les prédateurs sexuels semblait vulgaire et rébarbative au possible aux yeux de Louis. 

Ainsi, il demeurait, comme à son habitude, cantonné au domaine du fantasme, plus confortable, en somme.

D’ailleurs, même s’il avait pu l’emmener à dîner, qu’aurait-il bien tiré d’une telle soirée ? Des regards volés, des petits sourires, un dîner aux chandelles…et, plus tard, peut-être, des mots doux murmurés à l’oreille, la sensation folle d’être si proche de ce qu’on désirait le plus au monde. Cette proximité existait seulement dans les rêves de Louis et, comme il manquait cruellement d’expérience de la vie, ces moments de rêve étaient toujours un peu plus intenses, un peu plus violents, comme tirés d’un film…qu’ils ne l’auraient été en réalité. 

Sa réalité, c’étaient des lettres rédigées avec grand soin, un respect de la beauté qui coulait tout seul de sa plume sur le papier. Trop immédiats, même les réseaux, il aimait le côté différé des lettres qui, comme la littérature, montrait son effet en décalage.

ll ne connaissait d’elle que sa beauté, et non seulement celle-ci suffisait-elle : en savoir plus sur elle aurait pu faire s’ébranler le piédestal sur lequel il l’avait hissée. 

Un royaume pour un tableau. Louis aurait voulu qu’elle accepte de poser pour lui, mais l’enjeu et son orgueil étaient trop importants. Des croquis jonchaient déjà le sol et ses rêveries ; il avait l’impression d’avoir trouvé son modèle, sa muse, ce qu’il avait toujours recherché. Et il se trouvait sans sommeil depuis qu’il s’inquiétait qu’elle ne dure pas, que son physique puisse changer. La vraie beauté semble toujours faite pour l’éternité, alors que bien sûr, il n’y a rien de plus provisoire. Même Louis en était conscient. Si seulement il pouvait éterniser sa beauté grâce à son art, il allait pouvoir dormir tranquille à nouveau. 

Or, il se trouvait qu’elle était malade, et ce depuis longtemps. Ce qui la rongeait de l’intérieur n’apparaissait pas encore sur son visage ni sur son corps, ne s’exprimait pas dans ses postures ni dans ses gestes… n’affectait en rien, en somme, son rôle de déesse dans son existence. Elle avait utilisé sa plate-forme pour faire de la prévention : elle faisait partie de ces êtres qui se souciaient de ce qui pouvait arriver à autrui même s’ils ne pouvaient plus se sauver eux-mêmes.

Le temps passant, son apparence extérieure commençait à être affectée – et puis arriva le stade où elle ne partagea plus de photos du tout. 

La maladie était cruelle, elle lui avait enlevé tant de choses, et parmi elles toute une réalité virtuelle qui s’était évaporée d’un coup. 

Louis était consterné par cette nouvelle – voilà que, de nouveau, elle n’existait que dans son imaginaire ! 

Par un étrange concours de circonstances, après une discussion que nous avions eue tous les deux, il se trouva que Louis se rendit à l’hôpital durant la dernière phase de la maladie de celle qui avait été d’une si grande beauté. Il en était le premier surpris : se confronter à la réalité n’était pas vraiment son point fort. Je crois, si vous me demandez mon avis personnel, qu’il n’avait tout simplement rien à perdre. Il a hésité, mais il a fini par y aller. Comment être sûr des motivations spécifiques qui poussent un autre que nous à agir (ou au contraire à ne pas agir) alors que si souvent nous ne comprenons pas nos propres actes ?

Quoi qu’il en soit, il avait réalisé son erreur dès qu’il était entré dans la chambre. Il aurait rebroussé chemin immédiatement si à ce moment-là Elise ne s’était pas réveillée, la tête tournée vers la porte. A son tour maintenant de le voir entrer par une porte … mais le visage qui se présentait à elle n’était pas beauté et mystère comme celui qu’il avait vu, lui, à cette fameuse soirée. Il ne pouvait pas masquer l’horreur à la voir ainsi, émaciée, réduite à un point inconcevable, au point d’être carrément éteinte. 

Plus tard, il n’allait plus se souvenir de la très courte conversation – écourtée aussi bien par le choc ressenti par lui que par le manque de forces d’Elise – qu’ils avaient eue – mais il se souviendrait à jamais de l’impression qu’elle lui avait laissée.
« S’il-vous plaît…Vous avez été si bon...voulez-vous rester un peu avec moi ? »

Il la considéra avec reproche, lui lança un regard frisant le dégoût. Comment aurait-il pu rester avec elle, maintenantqu’elle n’était plus belle ? Avec horreur il recula et sorti de la chambre. 

Il ressentait un malaise en se dirigeant vers sa voiture, l’attribua à ce qu’il venait de voir. Les femmes, les êtres humains, n’étaient pas fiables, en fin de compte. Ils pouvaient bien servir de modèles à l’art pour un temps, mais il fallait toujours se méfier. Vivent les tableaux ! Eux au moins ne connaissent pas le déclin.

Son seul regret, à présent, c’était de ne jamais avoir osé lui demander de poser pour lui. 
Car, enfin, elle aurait peut-être accepté. 

1 commentaire:

  1. Merci de partager cette belle mais très triste histoire. C'est vraiment malheureux que l'artiste n'ait cherché et reconnu que la beauté extérieure tandis qu'il aurait pu découvrir au moins un grain de beauté intérieure d'Elise s'il lui avait pu surmonter son horreur et vraiment parler avec elle. J'ai lu la plupart des articles ici et je les trouve vraiment excellents, même que mon français et ma connaissance de la littérature (tout court) sont beaucoup trop limités pour pouvoir vraiment les apprécier dans leur plénitude. Merci encore.

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